Une formule européenne pour évaluer la fonction rénale !

Estimer la fonction rénale de façon « politiquement neutre » : équation résolue ! 

Une nouvelle formule basée sur la cystatine-C permet enfin d’évaluer correctement la fonction rénale des patients, peu importe leurs caractéristiques ethniques ou sexuelles. Mise au point par des chercheurs liégeois, européens et africains de l’European Kidney Function Consortium (EKFC), cette équation devrait rapidement s’imposer dans les protocoles cliniques de ce côté de l’Atlantique. 

On se souvient de la polémique états-unienne autour du « facteur correctif » appliqué à la formule d’estimation de la fonction rénale du CKD-EPI pour les afro-américains par rapport aux européano-américains. Jugée discriminatoire bien que physiologiquement et biologiquement justifiée, cette pratique a été abandonnée au profit d’une nouvelle équation (toujours basée sur le dosage de créatinine) publiée aux USA en 2021, censée être valable indépendamment des variables ethniques. Le hic ? Pour être non discriminante, elle s’est malheureusement avérée moins performante tant pour les populations afro-américaines que européano-américaines. 

 

Qui êtes-vous ?

Néphrologue, Pierre Delanaye est Professeur de Clinique à l’ULiège et clinicien au sein du Service de Dialyse du CHU de Liège. Collaborant également avec l’Université de Nîmes, il mène ses recherches principalement sur la fonction rénale (sujet de sa thèse), mais aussi sur la fragilité et les troubles du métabolisme phosphocalcique chez le patient dialysé.

Étienne Cavalier est Spécialiste en Médecine de Laboratoire, Professeur de Chimie clinique à l’ULiège et chef du Service de Chimie clinique du CHU de Liège. Ses recherches au sein du CIRM (Centre Interdisciplinaire de Recherche sur le Médicament) sont centrées sur la fonction rénale, la parathormone, la vitamine D et le métabolisme phosphocalcique de façon générale. 

Les deux chercheurs travaillent en duo sur le DFG (filtration glomérulaire) depuis les débuts de leur doctorat, il y a vingt ans. Très impliqués dans les activités de l’European Kidney Function Consortium (EKFC) qu’ils ont contribué à fonder, ils comptent aujourd’hui plus de 200 papiers signés ensemble. 

 

Une approche plus « universaliste » grâce à un biomarqueur alternatif

Pour le Pr. Étienne Cavalier, « La nouvelle formule du CKD-EPI communément appelée « race-free » ne devrait pas être appliquée aux patients européens et africains ni même asiatiques, assez éloignés des réalités américaines ». Mais depuis 2021, elle s’impose pourtant de plus en plus dans nos laboratoires et un peu partout dans le monde. Résultat : « On retrouve en Néphrologie des patients qui ne devraient pas s’y trouver, pendant que d’autres échappent à tout suivi avec une maladie rénale chronique qui se dégrade. Et entre ces deux extrêmes, des patients aux médications mal dosées… », déplore le Pr. Pierre Delanaye. 

C’est ce qui a motivé le Pr. Delanaye à proposer de concert avec son collègue le Pr. Hans Pottel (KUL - Prof. invité ULiège) une nouvelle étude au sein de l’EKFC. L’objectif : mettre au point une équation à la fois fiable et adaptée aux populations européennes et africaines qui permette d’estimer le DFG de façon suffisamment précise. S’adjoignant la collaboration d’universités européennes (Liège, Suède, Grande-Bretagne, France, Allemagne), africaines (République Démocratique du Congo et Côte d’Ivoire) et américaine (Mayo Clinic), ils y sont parvenus en deux ans. Avec des résultats tellement probants qu’ils viennent d’être mis à l’honneur dans le fameux New England Journal of Medicine, ce 26 janvier

 

Ces équations ont une importance capitale dans le suivi de la maladie rénale chronique, par définition très peu symptomatique 

Pr. Delanaye

 

 

Le dosage de la créatinine sérique est utilisé depuis plus d’un siècle pour évaluer la fonction rénale. « Mais le problème de la créatinine est qu’elle dépend de la masse musculaire et du régime, si bien que son dosage diffère selon les populations ». C’est pourquoi l’équipe de chercheurs s’est intéressée à un biomarqueur alternatif de la fonction rénale : la cystatine-C. Ce qui les a amenés à collaborer étroitement avec la Suède, « seul pays au monde à utiliser la cystatine-C en routine », précise le néphrologue. Ils ont ainsi œuvré à élaborer un nouveau mode de calcul basé sur ce biomarqueur, parvenant à mettre au point une équation qui a le mérite de ne faire intervenir aucune donnée d’origine ethnique, ni de sexe ou de genre. Plus universaliste que l’approche américaine, cette formule a démontré « un gain de précision extrêmement significatif sur l’immense majorité des populations », se félicite le Pr. Cavalier. 

 

Le défi de la collaboration africaine 

Si l’étude internationale de l’EKFC affirme un bel ancrage liégeois, elle peut surtout se targuer d’une collaboration exceptionnelle avec la République Démocratique du Congo et la Côte d’Ivoire, grâce au concours du Pr. Justine B. Bukabau (Université de Kinshasa, en partie formée au Service de Néphrologie du CHU de Liège) et du Dr Éric Yayo (Université d’Abidjan, ancien doctorant de l’ULiège), respectivement néphrologue et pharmacien biologiste. Plus de 500 prélèvements ont ainsi pu être réalisés dans les deux pays d’Afrique subsaharienne, avant d’être rapatriés pour être analysés à Liège dans le laboratoire du Pr. Cavalier. Ces précieuses données diagnostiques noires africaines ont ainsi pu s’ajouter aux milliers de données blanches européennes, noires européennes et blanches américaines, garantissant la fiabilité de la nouvelle formule d’estimation de la fonction rénale auprès de ces différentes populations.  

 

Message aux médecins traitants

Si la nouvelle formule EKFC-cystatine-C est sans doute appelée à s’imposer largement en clinique, elle intègre déjà les nouveaux protocoles en Néphrologie au CHU de Liège, tandis que l’hôpital universitaire de Gand envisage d’emprunter la même voie. « À ce stade le dosage de cystatine-C n’est pas encore remboursée en Belgique chez le patient lambda », précise le Pr. Delanaye, « restant pour l’heure réservée à certains patients pédiatriques ou transplantés par exemple ».

Le Pr. Cavalier veut croire que ses indications sont vouées à s’élargir rapidement. Mais en attendant, il s’agit pour lui de recourir de préférence à la formule EKFC-créatinine (2021), plus adaptée à nos populations que l’équation américaine du CKD-EPI. Pour les deux chercheurs, la prochaine étape sera « d’étudier les données pédiatriques, pour permettre aux laboratoires de  proposer une formule « automatique » et fiable pour les enfants ». 

Dernière mise à jour : 07/02/2023