Des accords en désaccord avec les corps 

58 - 00 - Accords

La musique adoucit les mœurs, mais certainement pas les articulations de celui qui la fait naître de l’instrument. « Les instruments imposent de lourdes contraintes au corps », explique Bérengère Playoust, kinésithérapeute. « Imaginez porter à bout de bras une flûte traversière qui fait déjà son poids (entre 400 et 600gr, NDLR), tout en essayant d’aligner son embouchure avec vos lèvres et de placer tous vos doigts sur les clefs. Ou encore tenir un violon entre le menton et l’épaule pour faire des démanchés et ce, en rythme et en justesse ! Vous comprendrez que les parades trouvées par les musiciens respectent rarement la physiologie. On apprend souvent à travailler son jeu en position debout mais en pratique, en orchestre, on se retrouve assis, et donc complètement démuni car les repères ne sont pas du tout les mêmes ! » La vie d’un musicien est loin d’être un long adagio tranquille : un pupitre pour deux sièges, des sièges non réglables avec des dossiers que les musiciens utilisent parfois à tort lorsqu’ils sont censés être en position tonique pour jouer, des fosses où l’on prend place une fois tourné vers la gauche, une fois vers la droite…

 

Qui êtes-vous, Charline et Bérengère ?

Charline Briol, 29 ans, est kinésithérapeute diplômée de l’Université de Liège. Elle a toujours travaillé au CHU de Liège, où elle a commencé sa carrière au service de Chirurgie de la Main avec le Professeur Alain Carlier.

« J’ai adoré! Avec le recul, je pense que c’est parce que mon travail me faisait aussi (déjà) penser à la pratique musicale qui fait intervenir les mains et tout le membre supérieur. J’avais d’ailleurs déjà fait mon mémoire de fin d’études en lien avec la musique (« Influence du jeu d'un instrument à vent sur les fonctions respiratoires », NDLR). Passionnée par la kinésithérapie et la musique, je me suis très vite spécialisée en Rééducation Posturale Globale (coordination neuro-musculaire) et en rééducation de la main pour associer ces deux domaines. Afin d’apporter à mes patients un panel de techniques complémentaires, je me suis aussi formée en thérapie manuelle, techniques ostéo-articulaires et neuro-dynamiques. Je développe aujourd'hui des techniques centrées autour du bien-être et de l’auto-traitement. »

58 - 01 - Charline et Bérengère   

Charline est elle-même musicienne, elle joue du hautbois et du piano, et se lance à présent dans le violoncelle. Elle chante également. Elle a fait le Conservatoire de Liège et joue en orchestre. Elle habite à Liège et travaille depuis un an sur le site de la polyclinique Lucien Brull, au cœur de la Cité ardente, pour le service de Médecine Physique et Réadaptation Fonctionnelle du Pr. Jean-François Kaux. Côté loisirs, parallèlement à la musique, Charline fait de la marche, de la natation, du qi gong, du yoga et de la relaxation. Le tout en musique, bien évidemment, car son intérêt et sa curiosité intellectuelle lient intrinsèquement musique et mouvement.

Charline se dit « complémentaire » de sa collègue Bérengère Playoust qui, elle, travaille essentiellement en revalidation neurologique sur le site d’Ourthe-Amblève (Esneux) et fait également de la kinésithérapie des musiciens. Bérengère dispose d’un local avec un piano, isolé et techniquement adapté au travail de rééducation avec l’instrument « pour ne pas déranger ».

Agée de 27 ans, Bérengère est d’origine française (Grenoble). Elle a débarqué à Liège pour aller à l’Université, dont elle est ressortie avec son diplôme de Kinésithérapeute en 2013. Elle a poursuivi avec une spécialisation en Neurologie à Louvain-la-Neuve. C’est en France, chez Marie-Christine Mathieu, que Bérengère a fait ses gammes en matière de rééducation du corps des musiciens. Cette kiné française formée à la méthode Mézières a en effet développé une méthode de travail préventive et curative qui analyse les gestes répétitifs ou nociceptifs, méthode qu’elle enseigne depuis 1998 auprès des interprètes, des professeurs et de leurs élèves. Également chercheur associé auprès du Dr Bigand à Dijon, Mme Mathieu apporte son savoir-faire dans des recherches scientifiques pour démontrer l'apport objectif d'un geste adapté dans la performance du musicien.

« Après cela, je me suis installée à Esneux où, à côté de mon travail en revalidation neurologique au CHU, j’ai mon cabinet privé, avec un piano, où j’accompagne des musiciens en rééducation. »

La jeune femme est mariée et maman de trois enfants. Toute son enfance a été bercée par la musique (piano, alto, orchestre, chorale), elle a fait le Conservatoire en France. Elle s’adonne aujourd’hui à la randonnée, à la couture, à la cuisine alternative, à la lecture et à l’éducation de ses enfants.

 

Une précieuse rééducation

C’est généralement par l’entremise des physiothérapeutes que les musiciens sont envoyés en rééducation vers Charline Briol ou Bérengère Playoust, voire par un neurologue en cas de syndromes canalaires ou de compressions nerveuses. En fonction de leur instrument et de leur pratique, les concertistes peuvent souffrir de troubles musculo-squelettiques très variés.


58 - 02 - Rééducation

« Notre kinésithérapie s’adresse aux professionnels (40-45 ans en moyenne, NDLR), mais aussi aux musiciens amateurs, quel que soit l’instrument; aux amateurs de bon niveau car ils jouent beaucoup, mais aussi aux jeunes musiciens s’ils se plaignent déjà d’avoir mal en jouant (et même s’ils n’ont pas mal : mieux vaut prévenir que guérir !). Il n’y a pas d’âge pour avoir mal. On peut voir des enfants dès le début de leur pratique s’ils éprouvent des douleurs en jouant. Avoir mal, ce n’est pas une fatalité, et ce n’est pas acceptable, quels que soient l’âge et le niveau. On n’apprend pas à se tenir pendant la formation musicale, et il n’est hélas pas rare de copier la (mauvaise) posture de grands artistes... »

Un musicien n’a rien à envier à un sportif de haut niveau. Il peut passer autant d’heures qu’un athlète à meurtrir son corps à force de viser toujours mieux, toujours plus haut. « Les musiciens travaillent de nombreuses heures par jour, au même titre que les sportifs. Travail personnel, répétitions, cours, concerts… Leur activité physique est à la fois longue et constamment répétée », souligne Charline Briol. « Plus de 70% des musiciens connaîtront des TMS (troubles musculo-squelettiques) au cours de leur carrière. Dans certains cas, ces pathologies récidivantes peuvent aller jusqu’à menacer la poursuite de la profession. »

La première séance de kiné permet d’établir un bilan spécifique à la pratique musicale du patient. C’est là que les deux jeunes femmes sortent leur atout majeur: puisqu’elles sont elles-mêmes musiciennes, elles savent poser les questions les plus pertinentes en fonction de l’instrument joué. « On fait un bilan postural, ainsi qu’avec l’instrument, pour comprendre ce qui se passe », souligne Charline Briol.

Beaucoup d’instruments exigent une position asymétrique (cordes, flûte traversière), posture qui mène à des douleurs de dos. Tout comme la position assise (sciatique chez le batteur). « Les problèmes de rachis et d’épaules (coiffe des rotateurs) sont assez fréquents, tout comme les tendinopathies à l’avant-bras à cause de la répétition des gestes, rengaine qui crée un stress musculo-articulaire », détaille Charline. « L’épicondylite est un grand classique. »

Les syndromes canalaires (syndrome du défilé scalénique, syndrome du rond pronateur, syndrome du canal carpien, syndrome du tunnel radial) et les compressions vasculo-nerveuses ne sont pas rares non plus, du fait de la surcharge de travail, des contraintes mécaniques et de la posture, qui rétrécissent les canaux dans lesquels les nerfs passent. Le nerf comprimé peut manifester son irritation par une paresthésie, des décharges ou un fourmillement au niveau de la main et des doigts, pendant la nuit mais aussi, bien sûr, lors de l’activité musicale. La pathologie se traduit parfois par une perte de force, que l’on associe à une maladresse. La compression du nerf médian au niveau du canal carpien se retrouve chez tous les musiciens dont l’instrument exige des mouvements de flexion, extension ou torsion du poignet, ou une pince ‘pouce-index’ fermée (particulièrement la main gauche du violoniste et du guitariste), la compression du nerf cubital chez les musiciens faisant des mouvements répétés de flexion-extension du coude ou ayant une posture prolongée en flexion du coude (violon, alto, guitare, trombone…). « Le violoniste sera plus sujet aux conflits de la coiffe des rotateurs aux deux épaules, à des douleurs cervicales, ténosynovite de De Quervain à droite, épicondylite à gauche… Le pianiste aura plutôt des tendinites aux deux bras, des contractures aux épaules et des douleurs du rachis. Chez le flûtiste, ce sont davantage les épaules, la colonne cervicale et le diaphragme qui souffrent. Enfin, l’organiste est le plus mal loti car il joue à la fois avec les mains et les pieds avec, pour seul appui stable, ses fesses ! », poursuit Mme Playoust.

Nos deux kinés sont aussi parfois confrontées à des syndromes de surmenage (avant-bras) et à des dystonies de fonction, un trouble essentiellement moteur, non douloureux, qui entraîne des contractions involontaires de groupes musculaires déterminés, ce qui est évidemment handicapant pour un musicien.

 

« Tu joueras dans la douleur »

Autre point commun entre musique et sport, une forme de ‘culte de la douleur’ dans la pratique, une pointe de masochisme qui fait (erronément) penser que « si on n’a pas mal, c’est que l’on n’a pas assez travaillé ». Ou que « c’est normal d’avoir mal ». Ce qui est évidemment très problématique !

« Pour certaines pathologies, on est parfois déjà trop loin parce que la douleur n’a pas été prise en charge à temps », poursuit Bérengère. Un phénomène amplifié par la précarité qu’impose parfois la vie de musicien… « Beaucoup n’hésitent pas à travailler même s’ils ont mal, parce qu’ils ont des impératifs de dates, et donc d’entraînements, qui peuvent aller, en orchestre, jusqu’à quatre sets de deux heures par jour. Mais ils n’ont pas le choix : le métier est précaire, il n’est pas facile d’être salarié. Sans musique, pas de revenus… Pour certains, ça ne sert même à rien de leur dire d’arrêter de jouer : ils ne le feront pas à cause des échéances liées aux concerts. »

58 - 03 - Douleur

Reposer son geste musical constitue le traitement idéal, mais cette relâche peut être stressante (financièrement). Or qui dit stress, dit tensions… Et cercle vicieux, avec un risque de nouvelles contractures musculo-squelettiques.

Le milieu est aussi propice à l’automédication. En antidouleurs, voire en bêtabloquants avalés juste avant de monter sur scène. « L’hygiène de vie n’est pas toujours top. Avec, parfois, d’autres excès qui peuvent jouer sur la mauvaise santé. Les musiciens travaillent souvent en soirée, il n’est pas rare d’aller boire un verre après. »

Charline explique : « Notre traitement comporte beaucoup de conseils, notamment en ergonomie et en rééducation posturale. Il n’y a pas forcément besoin de 18 séances de kinésithérapie pour aller mieux, en revanche nous donnons beaucoup d’exercices à faire soi-même (mobilisation, automassage, visualisation, relaxation) pour que nos patients musiciens apprennent à relâcher eux-mêmes leurs muscles, à s’étirer, à se mettre en condition et à faire des pauses afin de mieux gérer leur profession, physiquement mais aussi psychologiquement. »

Outre l’aspect purement curatif, Charline et Bérengère veillent à rendre leurs patients autonomes dans un but préventif. A leur demande, Charline développe aussi une approche de relaxation, avec du yoga et du stretching dédiés aux musiciens.

 

Réconcilier le corps et l’instrument

« Nos patients arrivent souvent avec une demande spécifique liée à une douleur », constate Charline. « Nous cherchons d’abord à les soulager, puis nous veillons à améliorer leur position et leur jeu. Parfois, le jeu devient plus fluide, plus libre grâce à la kiné, et cela donne plus de possibilités pour l’instrument. »

Faute de pouvoir jouer debout, quel est le siège idéal ? « Réglable en hauteur, quel que soit l’instrument, avec une assise légèrement inclinée vers l’avant et un dossier pour se reposer lorsqu’on ne joue pas. Mais dans la pratique, on est rarement dans les mêmes conditions, il faut donc s’adapter aux outils disponibles. »

58 - 04 - Corps

Réconcilier le corps et l’instrument commence par une réflexion : s’il y a pathologie, c’est parce que le geste musical n’est pas adapté. Cette prise de conscience va aussi permettre d’éviter la récidive : « Il faut rééduquer le geste musical et mettre en place une nouvelle posture qui ne blesse pas. Si on ne fait pas ça et que l’on remet la même contrainte, la pathologie reviendra. Car si la cause ne change pas, la conséquence non plus », prévient Bérengère.

« Si on comprend cela, si on améliore sa conscience corporelle, le son de l’instrument peut changer. En effet, outre la disparition des pathologies initiales, il arrive que le musicien se mette à jouer autrement, avec davantage de son, de puissance, de rondeur, de profondeur dans son jeu. En tant que musiciennes, c’est un bénéfice auquel nous sommes très sensibles. C’est déroutant au début pour le musicien, ce n’est pas confortable mais, ensuite, il réalise que les douleurs disparaissent et que le geste musical est libéré. Le son change, la dextérité aussi. » Etrange pouvoir du corps sur l’instrument quand il se libère de ses contraintes mécaniques...

« La séance de kiné comporte des échauffements et des étirements, comme pour un sportif », précise Charline, « il faut réveiller et préparer le corps avant la répétition, et l’étirer ensuite. Muscles et tendons sont mis à rude épreuve durant le jeu musical. On ne court pas un 800 mètres à froid ! »

Autre constat de nos interlocutrices : les musiciens écoutent davantage leur musique… que leur corps ! « Ils ne se rendent pas toujours compte du nombre d’heures qu’ils passent à l’instrument. Il faut leur apprendre à répartir la charge de travail; un sportif alternera du travail de force, d’endurance et de puissance sur un même groupe musculaire; il alternera également le travail des différents groupes musculaires. Un musicien qui s’acharne sur un trait, un trille (alternance très rapide de deux notes) ne respecte pas la physiologie musculaire et finit par se blesser. Apprendre à varier les exercices techniques, les styles, les artistes au cours d’une même séance de travail, voilà qui permettrait de ménager davantage sa monture. »

Et Bérengère Playoust d’ajouter : « Nous avons des muscles statiques faits pour garder une position sur la durée, et des muscles dynamiques qui ne peuvent pas dépasser le rythme 6’’ travail, 6’’ repos. Si on dépasse ces 6 secondes de travail, le muscle a besoin de davantage de repos pour être de nouveau fonctionnel. Sans ça, les toxines s’accumulent, le muscle se fatigue, et c’est le point de départ vers les douleurs, les syndromes de surmenage, les tendinites, les problèmes nerveux (gonflement du muscle = moins de place pour les nerfs à compressions nerveuses) et les dystonies de fonction. Généralement, lorsqu’un musicien souffre, c’est que la physiologie musculaire n’est pas respectée. Réconcilier le corps et l’instrument, c’est apprendre au musicien à faire travailler ses muscles de la statique au bon endroit et au bon moment pour permettre aux muscles dynamiques de travailler efficacement et sans fatigue. Prenons l’exemple de Gaston Lagaffe, toujours fatigué… Il a plus de chance d’avoir mal aux épaules et à la nuque s’il lève les bras car ses muscles dynamiques devant amorcer le mouvement n’auront aucun appui solide. Il dépensera davantage d’énergie pour garder ses bras en l’air qu’une personne se tenant redressée, tonique et solidement ancrée sur ses pieds ou son siège. »

 

 Message aux médecins traitants

La première étape consiste, bien sûr, à savoir que des kinés spécialisées comme Charline et Bérengère existent.

L’éducation est aussi importante. Notamment auprès des jeunes patients musiciens pour casser ce mythe qui suppose que ce soit « normal d’avoir mal », alors que la douleur n’est pas acceptable. « Il faut agir le plus vite possible pour éviter que la douleur ne s’installe et qu’elle ne devienne chronique, ou que de vraies pathologies ne se déclarent. Il y a des solutions et des outils pour soulager, et une hygiène de travail à mettre en place », soulignent nos deux kinés. « Les résultats de la rééducation peuvent être rapides, et ce n’est pas coûteux puisque la kiné est remboursée. L’idéal est de prendre en charge le plus vite possible pour éviter des récidives de la pathologie ou son aggravation. »

50 - 06 - Médecins généralistes

Les dystonies de fonction sont un problème plus délicat, qui peut exiger des mois de traitement puisqu’il s’agit d’un trouble neurologique, d’initiation et/ou de coordination du mouvement : « Le geste commandé ne se fait pas, ou se fait autrement », précise Bérengère. C’est l’exemple-type du guitariste dont la main droite gratte les cordes, mais dont les deux derniers doigts restent en l’air. Pareil chez le pianiste dont le petit doigt demeure levé. L’instrumentiste à vent peut, lui, se mettre à trembler au niveau des lèvres, ce qui l’empêche de tenir son instrument. « Le message du cerveau vers le membre concerné est erroné ; ce peut être un message d’alerte du cerveau adressé au corps. Car un surmenage peut mener à une dystonie. La dystonie empêche de jouer et elle ne se manifeste qu’à l’instrument, pas dans d’autres activités. Certains musiciens en viennent à penser qu’ils sont fous, tout cela peut évidemment mettre à mal leur carrière. »

L’anamnèse du patient est importante pour comprendre ce qui se passe exactement en cas de plaintes musculo-squelettiques. A commencer par lui poser la question de savoir s’il est musicien, même amateur, ce qui pourrait expliquer ses plaintes.

Le sujet vous intéresse et vous avez envie d’en savoir plus ? Charline et Bérengère conseillent la lecture du magazine « Médecine des Arts », du livre « Le yoga des musiciens », ou le site internet www.kine-des-musiciens.com. Sachez aussi qu’à Paris, il existe une « Clinique du Musicien » qui leur est exclusivement dédiée.